Raoul DAUTRY: 1880-1928
Le Technocrate
Sa jeunesse
Dans le petit village de Lourmarin, reposent Albert Camus et Henri Bosco. Une autre tombe, à laquelle personne ne prête attention, contient les restes d’une autre grand homme. Il s’agit de Raoul Dautry, le technocrate, moins présent dans les esprits que les deux hommes de lettres.
Raoul François Dautry voit le jour le 16 septembre 1880. Deux ans plus tard, il perd sa mère lors de la naissance de son frère, Albert André. Moins d’une année plus tard, le père décède dans un accident de cheval. Les deux frères sont orphelins.
Gilberte Thévenin, grand-mère paternelle, les accueille. A partir de 1890, Raoul reçoit une éducation chrétienne. En parallèle, il lit le livre de G. Bruno: le Tour de la France par deux enfants, grand succès de la littérature laïque, qui le fascine.
Au décès de Gilberte Thévenin, Raoul et Albert quitte Montluçon pour Solignac, près de Limoges, chez une tante paternelle. Dautry entre en 4eme moderne au lycée Gay-Lussac à Limoges. Pour lui, il n’y a pas de différence entre l’enseignement laïc et l’éducation confessionnelle. C’est aussi à ce moment qu’il acquiert la capacité de s’attacher la fidélité des faibles, qu’il utilisera, adulte, pour assurer son autorité de chef.
Son entrée dans le monde ferroviaire
Fort de ses succès scolaires à Limoges, il se présente au concours de Polytechnique, en pleine période de l’affaire Dreyfus. Il est reçu 88e sur 251.
Le passage de R. Dautry dans cette institution lui laisse un goût amer. Il médite cependant sur son métier d’ingénieur et en retire une conviction: pour réussir, un plan d’action doit être minutieusement préparé, aucun détail ne doit rester dans l’ombre. Il démissionne et voit s’éloigner l’accès aux métiers cadres de la République.
En 1903, par le biais d’un ami, il entre au Chemin de Fer du Nord, en qualité de simple attaché au service de la voie. Après une formation aux ateliers d’Ermont, Dautry participe aux travaux de remaniement de la gare du Nord. Promu chef de chantier d’une petite équipe de terrassiers, il travaille la nuit. Il arpente les voies et observe ses ouvriers. Il rompt l’anonymat avec son équipe, instaurant un peu de chaleur humaine.
Son ascension au Chemin de Fer du Nord
En 1904, R. Dautry devient père de famille avec la naissance de sa première fille, et Chef de district à St Denis.
C’est à cette période qu’il est fasciné par un militaire, qui fait oeuvre de rassemblement: le capitaine Lyautey, futur maréchal de France. La lecture d’un article de ce dernier dans la Revue des Deux Mondes, amène le chef de district à penser que » la conduite des hommes amène des devoirs« . Il considère que l’ingénieur est un chef en mesure de concevoir son rôle d’une « façon large, humaine, qui dépasse les exigences de sa profession« .
En peu de temps, le chemin de fer n’a plus de secret pour lui. Il multiplie les notes, dont il noie ses supérieurs, pour les convaincre de développer les économats, de construire des logements sociaux, des cantines et dispensaires. Mais sans succès.
Il devient Chef de section à St Ouen, en 1906, puis Inspecteur attaché au service des bâtiments en 1908. Il a aussi deux autres filles, en 1906 et 1907.
Le 8 octobre 1910, la grève pour la « thune » est déclenchée. Le conflit terminé, les supérieurs de Dautry se posent la question: « Et s’il avait raison ? »
Le Nord lui confie l’enseignement et la direction des cours de chemin de fer à l’Ecole Spéciale des Travaux Publics de Paris en 1911. Il est aussi nommé Sous-Ingénieur en Chef Adjoint au service des Bâtiments.
Un important voyage aux Etats-Unis
Sur ses congés, Raoul Dautry se déplace au VIe Congrès de l’Association Internationale pour l’Essai des Matériaux, à New-York, en 1912. Ce n’est pas le congrès lui-même qui apporte le plus au cheminot, mais le parcours d’étude qui suit.
Ce voyage en chemin de fer, un des secteurs les plus modernes de l’économie américaine apprend à Dautry ce qu’est une stratégie fondée sur l’innovation et la performance technique. Il imagine ce que peut-être la modernisation du réseau nordiste sur des critères de productivité et rentabilité.
A Buffalo, Raoul Dautry s’intéresse aux conditions de travail confortable des ouvriers. A New-York, le gigantisme des travaux d’infrastructure de la Gare Centrale et les aménagements sociaux l’impressionnent. Il ne cesse de prendre des notes sur son calepin. Il amasse beaucoup de documentations: plans de pose des voies, règlements sur leur entretien, les cahiers des charges des entreprises chargées d’édifier de nouvelles gares.
Le voyage donne de nombreux sujets de réflexion à Dautry. Il rêve d’un réseau du Nord rénové, axé sur la vitesse. Il envoie ses ingénieurs et cadres aux USA afin d’y apprendre l’esprit d’entreprise du management industriel et d’y connaitre les dernières nouveautés techniques en matière ferroviaire.
Fin 1912, la Compagnie du Nord le nomme Ingénieur adjoint.
Son implication dans la première guerre mondiale.
Les débuts du conflit
Raoul Dautry prend la direction de l’atelier de la voie d’Ermont le 1er janvier 1913. Il en fait un service de réparation, d’études et d’exécution.
Lors de l’invasion allemande de 1914, Dautry est convaincu de la nécessité de rapatrier les cheminots des réseaux Administration propriétaire et exploitante des lignes de chemin de fer financées par les autorités belges entre 1832 et 1926. et Branche administrative belge de la Compagnie des Chemins de Fer du Nord, qui à partir de 1854 a exploité différents chemins de fer belges en Wallonie., et ceux du Nord-Pas de Calais.
Les autorités évacuent un million et demi de personnes, civils et cheminots, ainsi que le matériel roulant. La gare du Nord devient un centre d’hébergement. Le gouvernement quitte Paris pour Bordeaux. Dautry offre ses services au gouverneur militaire de la capitale, qui l’affecte à l’approvisionnement.
Il s’insurge alors contre la destruction projetée des ponts et convainc le génie militaire de ne pas le faire.
Lors de la bataille de la Marne, les convois militaires ferroviaires assistent les taxis parisiens en débarquant des trains entiers de troupes. Et dès le recul de l’ennemi, les cheminots restaurent les voies ferrées.
Face aux destructions
Revenu à Ermont, qui ré-ouvre ses portes, Dautry cherche une solution qui puisse permettre à ses agents de reconstruire plus rapidement les voies: c’est le train-parc. Ces trains doivent leur efficacité sur le fait de pouvoir être autonome. Ces trains disposent de wagons dortoirs, d’un wagon cuisine, d’un wagon réfectoire pour les hommes et un ou plusieurs wagons pour l’outillage.
R. Dautry devient Ingénieur de l’atelier de la voie d’Ermont.
Les militaires français préparent la contre-offensive de Verdun en 1917. Cependant, il manque de rails pour construire les voies nécessaires. Ministre de la Guerre en mars 1917 pose la question et Dautry lui apporte une réponse. Des kilomètres de rails sont démontées sur des lignes d’intérêt local qui ne présentent pas d’utilité.
Début 1918, sa santé l’oblige à se reposer à Pau. Il y rencontre Ecrivain et diplomate français.
L’offensive allemande de 1918 sur la Somme oblige Dautry, revenu à son poste, à faire déplacer les hommes et les machines d’Ermont et de Moulin-Neuf vers Rouen et Le Mans. Pour la contre-attaque des Alliés, il manque une ligne à double voie pour épauler les lignes existantes et absorber le trafic nécessaire. Et il faut faire vite. Promu Ingénieur Principal de la Voie en mai 1918, Dautry répond au défi.
La ligne des Cent-Jours
En 3 mois, en réalité 105 jours, 180 km de voies principales, 60 km de voies de service, 500 appareils de voies, 330 000 m³ de ballast, 30 sémaphores, les installations hydrauliques équipent la ligne de Feuquière à Ponthoile. Plus de 10 000 hommes, militaires, mineurs, cheminots et civils travaillent sur les différents chantiers lancés. Parmi ces hommes, figurent près de 5000 italiens, des chinois, des mineurs évacués des mines du Nord.
Le 15 août 1918, la ligne est inaugurée. R. Dautry y reçoit la Croix de Chevalier de la Légion d’Honneur. Il vient de prouver ses capacités d’organisation ferroviaire.
Malgré ce succès, R. Dautry est meurtri par ces années de conflit, de barbarie, de boucherie. Il se rend compte que le temps n’est plus maîtrisable, lui qui aime anticiper l’avenir. Devant cette inconnue qui s’annonce pour lui, il rédige le compte-rendu de ses activités d’Ingénieur de la Voie de la Compagnie du Nord. Il « couche sur le papier les règles d’or de sa théorie du management » (Remi Baudouï : R. Dautry, le technocrate de la République)
L’après guerre de 14
A la fin de 1918, le réseau du Nord est dans un piètre état. La zone occupée par les allemands est complètement détruite. Le reste a subi une usure précoce à cause d’une intensification du trafic.
Le réseau du Nord nomme R. Dautry Ingénieur en Chef adjoint de l’Entretien, le 1er octobre 1919. Entre-temps, il crée la Société d'Equipement des Voies Ferrées, cabinet d’ingénieurs-conseils, dont il siège au comité de direction. Dautry pense que ce bureau d’études privé aidera ceux du Nord pour faire face aux besoins de la reconstruction. Dautry dispose d’une marge de manœuvre plus importante que ses collègues ingénieurs de la Compagnie. La SEVF s’octroie 10% des marchés, repassés gré à gré à des sous-traitants associés.
Dans cet après conflit, il faut parer au plus pressé. Après la répartition des maisons provisoires dans tous les Districts de la Compagnie, il veut montrer aux cheminots mal logés les efforts du Réseau. Il va même plus loin et propose d’édifier des cités-jardins comprenant des pavillons.
Une nouvelle fois, sa démonstration auprès de ses supérieurs réussit. Il doit ainsi construire plus de 12000 maisons et loger plus de 60000 personnes (cheminots et famille). La Compagnie du Nord construit 32 cités de 50 à 1200 logements et 80 de moins de 50 logements au cours des 5 années suivant le conflit.
Tergnier, l’exemple
Le choix de Tergnier n’est pas innocent pour mettre en oeuvre la cité-jardin. C’est ici que la grève de 1910 fut la plus importante. En la créant en rase campagne, Dautry pense extraire les cheminots de la pression politique des faubourgs des villes industrielles.
La cité s’étend sur 4 km de long et 550 m dans sa plus grande largeur. Elle doit être vue par de nombreux roulants, qui répercuteront ce qu’ils verront.
La cité se répartit sur les terres agricoles de 3 communes (Tergnier, Quessy, Vouel) et s’étend sur plus de 100 ha. La Compagnie s’évite le déminage et le déblaiement des ruines, et les propriétaires des terres agricoles sont moins nombreux que ceux des petites parcelles urbaines.
Le plan de la cité fut le seul dessiné par Dautry. Il surprend avec ces deux cercles entourant une ellipse. En mal d’images fortes, les journalistes y voient la schématisation d’une locomotive, alors que ce plan ne répond qu’à des impératifs propres à Dautry.
A l’intérieur du cercle central, l’Ingénieur y rassemble les équipements éducatifs et sanitaires. Les logements sont construits autour. Sur les extérieurs, prennent places les jardins potagers, le terrain de sport, la salle de gymnastique et le parc. L’inauguration a lieu le 10 juillet 1921.
La cité cheminote selon R. Dautry
La cité comprend 26 km de rues de 6 à 15 m de large, d’un réseau d’adduction d’eau et un réseau d’égouts. Une station d’épuration biologique traite les eaux. Des tilleuls (ou de faux-acacia) bordent les rues les plus larges. Un jardin public est aménagé sur une ancienne carrière et s’appelle les Buttes Chaumont.
Les maisons peuvent abriter un, deux, trois ou quatre logements. Le logement le plus commun comporte quatre pièces: une salle commune et trois chambres. Chaque logement possède une cave ou un cellier et un porche. Ainsi que d’une toilette avec siège et réservoir d’eau. Une clôture de fil de fer sur poteaux béton sépare chaque jardin. Pour les familles nombreuses, des logements de 5 ou 6 pièces existent (1 sur 10).
La Compagnie met à la disposition des familles une parcelle pour y faire des cultures, sorte de jardin ouvrier.
Dans chaque salle commune, un poêle cuisinière est installé. Toutes les pièces sont éclairées électriquement.
Pour les agents non mariés, des foyers avec lavabos, douches et bains, cuisine et salle à manger, bibliothèque-fumoir remplacent les dortoirs et cuisines-réfectoires du Nord. Les grandes chambres à 6 lits laissent la place à de petites chambres à 2 lits.
Hygiène, Santé, Education et Loisirs
De part et d’autre de la grand-place, on trouve un dispensaire avec une salle de consultation pour les nourrissons, un salle de réunion/cinéma,
les bains-douches et un bureau de poste.
Auxquels s’ajouteront un centre d’hygiène infantile et un centre pour la protection des nourrissons et l’assistance aux mères célibataires.
Il y a quatre écoles à Tergnier. Les enfants y sont répartis par tranche d’âge (2/4 ans dans l’une, 4/7 ans, 7/11 ans et 11/14 ans dans les trois autres)
L’une d’elles porte le nom d’une généreuse donatrice américaine qui donna 15 000 $ pour la construction d’une école. Elle comprend deux grandes salles de classe (50 garçons, 50 filles). Elle est coiffée d’une tour triangulaire avec un carillon de trois cloches, et une grande horloge lumineuse.
Les filles ont droit à des cours d’enseignement ménager tous les jeudis. Sous la surveillance de deux institutrices, deux demoiselles viennent de Paris enseigner la cuisine et la couture, alors que la femme d’un chef de train enseigne le repassage.
La bibliothèque met plus de 3500 ouvrages à la disposition des habitants.
Les activités sportives occupent les installations comme le terrain de foot (35 joueurs), piste de courses et aire de lancers (200 élèves au club d’athlétisme).
L’administration de la cité
L’administration de ces cités est pyramidale. A sa tête, un comité de gestion composé d’un représentant de chaque service (Exploitation, traction, voie) et d’une surintendante (rôle d’assistante sociale).
Dans chaque cité de plus de 50 logements, il y a un conseil d’administration ainsi constitué:
- trois fonctionnaires nommés par le comité de gestion
- Un agent élus par tranche de 50 ménages
La Compagnie nomme Dautry Ingénieur en Chef de l’Entretien. Mais il n’a pas tout à fait atteint son objectif dans sa lutte contre le syndicalisme.
Nommé au Réseau de l’Etat, Dautry abandonne sa cité. Une place porte son nom.
Pas seulement au service de la Compagnie du Nord
R. Dautry est un spécialiste de la communication. Il le montre avec ses cités-jardins. Le Ministre du Travail le fait Officier de la Légion d’Honneur en novembre 1921.
Beaucoup reconnaissent l’arrivée d’une nouvelle politique du logement social et que Dautry est « un véritable promoteur de l’oeuvre de construction des cités » (Ministre de la Santé durant le Front populaire, promoteur de la construction de logements sociaux intégrant notamment hygiène et espaces verts et Défenseur des cités-jardins).
En 1925, Président du Conseil crée le Conseil National Economique (CNE). Il nomme R. Dautry Expert et lui confie une étude sur les moyens à mettre en oeuvre pour résoudre le problème du logement en France. L’idée se confirme que l’Ingénieur en Chef est prêt à entamer une carrière de grand commis de l’Etat.
Cela aurait pu être l’aviation
Mais il ne souhaite pas abandonner le domaine des transports. Le CNE lui demande un audit sur l’état de l’aéronautique marchande française.
En 1928, il accepte le poste de Secrétaire Général du ministère de l’Air. Lorsque le Ministre des Travaux Publics, André Tardieu, lui fait part de son regret de le voir partir au ministère de l’Air, alors qu’il le voyait mettre de l’ordre au Réseau de l’Etat, R. Dautry lui répond: « Monsieur le Ministre, entre quelque chose qui est mon métier et quelque chose qui ne l’est pas, je vous rend l’Aviation et accepte votre dernière offre. »
Le passage de la Compagnie du Nord (privé) au Réseau de l’Etat (public) est une haute trahison pour les dirigeants du Nord. Il faut l’intervention de Raymond Poincaré et d’André Tardieu (Ministre des Travaux Publics) auprès du Baron de Rothschild pour que R. Dautry accède à son nouveau poste. Le Baron lache alors à ses interlocuteurs: « Vous l’envoyez au casse-pipe« .
Raoul Dautry devient Directeur Général du Réseau de l’Etat le 1er novembre 1928.
(à suivre …)