… Résumée par Claude Paillat
(Dossiers secrets de la France contemporaine, vol. 3, Robert Laffont éd.)
On avait vanté son allant, son courage, et il n’avait pas été le dernier à faire sa publicité. […] Son caractère autoritaire et violent, cachant du cœur et quelques larmes à l’occasion, avait contribué à en faire un homme « fort », une sorte d’hercule. Il se nourrissait plus par le contact des hommes, où il formait son jugement, que par l’étude des dossiers. Pour tester le caractère des gens, notamment de ses principaux collaborateurs, il se livrait à leur égard, au milieu du personnel, à de véritables provocations, mettant ses victimes dans une situation dont elles ressentaient l’humilité et l’odieux … Malheur si on pliait sous une tornade injuste. Triomphe et estime si on répondait du tac au tac ! Pour ses démonstrations et ses colères, il avait aussi l’habitude de convoquer dans son bureau tout un aréopage qu’il prenait à témoin. Ce goût du théâtre et des avanies spectaculaires lui créait des amitiés, ou des haines, dont les auteurs se vengeaient en faisant de leur bourreau le portrait d’un affabulateur, d’un menteur ne vivant que pour parler de lui.
La Dautrite
Aller voir sur le terrain
Raoul Dautry aime se rendre sur le terrain incognito afin de juger du travail des ses cheminots. Et s’il y a faute, la sanction tombe.
Dans la riante et verte vallée de Sainte Gauburge, sur la ligne Paris-Granville, règne une certaine douceur de vivre. Entre deux trains, son chef de gare se rend au café le plus proche, pour jouer à la belote. Dautry a choisi cette paisible bourgade de Normandie pour inspecter les lignes secondaires. Arrivé sur place, le Directeur Général demande à rencontrer le chef de gare: « Il vient de partir en face« . Au bistrot, il approche des joueurs, émet des conseils avisés en attendant la fin de la partie. Abordant l’homme à la casquette étoilée, il décline son identité: « Raoul Dautry, Directeur Général du Réseau de l’Etat. Mon brave, allons maintenant visiter les lieux d’aisance! » Les cabinets étant repoussants, le chef de gare, natif de la région, est muté, le mois suivant, dans une petite gare de Haute-Loire.
Sa réputation le précède
La crainte qu’inspirent ces histoires empêche ses hommes de se laisser aller à leur tâche. Très vite, au départ de ces tournées d’inspection, les cheminots, qu’ils soient ingénieurs, syndicalistes, hommes de terrain, souffrent de « dautrite », que l’on pourrait qualifier de « frousse ». C’est ainsi que la gare visitée est nettoyée, le sol lessivé, les vitres de la salle d’attente lavées, les murs badigeonnés, auvents et balustrades repeints (et certains avec zèle peindront la voie!)
Lors d’une visite de la gare de St Mariens avec son état-major parisien, tout parait en ordre. Trop sans doute à ses yeux pour être honnête.Les responsables de la gare jurent la main sur le cœur qu’il en est toujours ainsi. En sortant des lieux, le ballon d’un enfant lui roule sous les pieds:
–La gare est-elle toujours aussi propre qu’aujourd’hui ?
–Pensez-vous! ils attendent le directeur. Il y a huit jours qu’ils y travaillent.
-Voyez, Messieurs, la vérité sort toujours de la bouche des enfants !
Sanction et communication
La « dautrite » est une endémie nécessaire à l’amélioration du réseau de l’Etat. Plutôt que de participer à la mise en oeuvre du cycle sanction-répression, la tournée d’inspection est un instrument de communication.
Les agents pris en faute sont convoqués quelques jours plus tard à la gare St Lazare. Après une copieuse engueulade en bonne et due forme, il n’est pas rare de voir le patron pardonner.
Un autre chef de gare est pris en flagrant délit au café pendant le service: » Vous étiez au bistrot pendant votre service. C’est une faute très grave, qui mérite une punition exemplaire. Vous aurez le blâme du Directeur, dernier avertissement, et retenue des dix douzièmes sur vos primes de fin d’année… Vous pourriez au moins penser à vos enfants. J’espère que cela vous servira de leçon. »
Quelques jours plus tard, en conclave, Dautry annonce: « J’ai voulu faire un exemple. Pourtant, Messieurs, je n’ai pas la conscience tranquille. Depuis cet incident, mes nuits sont hantées. La retenue de dix douzièmes va peser lourd dans le budget modeste de ce chef de gare. Je crains que ce ne soient ses gosses qui en fassent les frais. Il est probable qu’ils n’auront rien dans leurs souliers de Noël, contrairement à tous les enfants de mes agents. Non, ce n’est pas possible, nous ne pourrons pas punir ces innocents. Le chef de gare aura sa retenue des dix douzièmes, mais vous disposerez d’un secours. Cette somme servira uniquement à acheter des jouets pour ses enfants. Vous y veillerez personnellement«
Faire du social
R. Dautry assure une permanence dans son bureau de St Lazare, chaque mardi soir. Il peut y entendre les difficultés professionnelles comme les problèmes d’ordre familial des ses agents. Une épouse trompée vient se plaindre des agissement coupables de son mari? Le cheminot est changé d’affectation sur le champ afin qu’il réintègre le foyer conjugal. Des difficultés pécuniaires pour envoyer les enfants à l’école? Le Réseau prend en charge l’éducation des enfants. Il a réponse à tout.
Dautry et l’architecture
Les gares
Les grands Réseaux construises les dernières gares issues de leur ère. Soit dans des travaux de reconstruction d’après-guerre (Nord et Est), soit pour la modernisation d’installations devenues obsolètes, soit par des initiatives de municipalités.
Sur l’Etat, à quelques exceptions près, toutes les gares reconstruites l’ont été sous la mandature de Raoul Dautry.
Dautry s’attache les services d’architectes parmi les plus grands de l’époque: Urbain Cassan (1890/1979), Henry Pacon (1882/1946), Jean Phillipot (1901/1988) ou encore André Ventre (1874/1951).
Son autre mérite est d’avoir dissocié le bâtiment de la halle (marquise). L’architecte devient l’acteur principal du projet alors que l’ingénieur ne fait que le calcul des structures.
Les petites notes roses…
Avec Dautry, le dévouement pour le réseau doit être absolu. Et pour le rappeler à ses cadres, la petite note rose, où remontrances, injonctions et félicitations y sont notés, est une arme directe et incisive.
Un style bref…
M. Surleau
Il fait chaud. Veillons de près aux voies et en particulier aux parcours les moins bons de grandes lignes. Il en reste encore (VD de Briouze à Argentan, notamment).
26-6-1935
M. Direz
On se plaint véhémentement qu’à l’arrivée du train de Quimper à 7 h 09 il n’y avait pas de porteurs. Deux mardis de suite un voyageur de WL a attendu 10′ qu’un porteur vienne d’un autre train.
Il faut que les Chefs se lèvent de temps en temps à 6 heures !
28-8-1935
M. Surleau
Etes-vous bien sûr que vous ne laissez pas pousser l’herbe sur les pistes?
28-9-1935
… direct…
M. Direz
Le service de la Gare St Lazare était hier soir remarquablement fait. tant comme contrôle que comme bagages.
J’ai tenu à vous le signaler.
30-9-1935
MM. Mounier, Direz, J. Levy, Porchez
Je désire beaucoup que toutes les demandes dont nous sommes saisis soient rapidement instruites, afin que les secours puissent être approuvés et payés avant le 1er janvier et procurent ainsi une fin d’année plus douce aux pauvres gens qui les sollicitent et les méritent.
17-12-1935
M. Nasse
Le mécanicien de locomotive aérodynamique ambitionne d’avoir du produit à nettoyer le vernis comme on en a au Matériel Roulant.
Hélas, il n’y a pas de liaison entre la Traction et le Matériel Roulant.
28-8-1935
… et incisif
M. J/ Levy
J’ai reçu Mme Lorel qui est venue me parler de son fils.
Il me semble d’après l’effort qu’il fait pour s’instruire qu’il mérite qu’on le suive avec intérêt et qu’on l’aide à se perfectionner. Le voir.
Je croyais d’ailleurs avoir déjà écrit à ce sujet. M. Laffite le connaît bien et j’ai l’impression qu’il travaille trop (jusqu’à minuit le soir).
8-10-1935
M. Surleau
La ligne de Cherbourg est bonne. En quelques points de l’herbe gagne.
En quelques points la voie demande de petites retouches.
Suivre de près et assidûment les voies. Que les boulons soient serrés dans les appareils (Carentan) et que les carnets de dérangement soient partout tenus.
5-8-1935
MM. Pierre Levy, Surleau
Les études consécutives à l’accident de Saint-Elier n’avancent pas. Pas plus dans la théorie que dans la pratique.
Je croyais que vous vous y connaissez tous les deux et je ne vois pas qu’il en soit ainsi.
Nous serons distancés par les Allemands, le Midi, etc. et nous ne pourrons pas faire les progrès désirés.
5-8-1935